Enfants soldats: le problème des filles (*)
Aujourd’hui, plus de 300'000 enfants de moins de 18 ans luttent comme combattants, aux côtés de forces gouvernementales ou d’opposition, dans plus de 30 pays dans le monde. C’est en Afrique que les forces et groupes armés recourent le plus aux enfants soldats, dont le nombre est officiellement estimé à 120'000. L’utilisation des enfants soldats n’est pas sexuellement neutre: bien que la plupart des enfants soldats soient certes des garçons, la proportion moyenne de filles s’élève à 1/3 contre 2/3 de garçons. Les filles sont pourtant rarement reconnues comme enfants soldats : c’est ainsi qu’on parle souvent de « filles invisibles ». Parmi les enfants impliqués dans des conflits armés à l’échelle mondiale, on ne compte pourtant aujourd’hui pas moins de 120’000 filles. En novembre 2004, des filles engagées dans des forces armées combattaient dans au moins 13 pays, à savoir : le Burundi, la République démocratique du Congo, la Côte d’Ivoire, le Libéria, le Soudan, l’Ouganda, la Colombie, l’Inde, l’Indonésie, le Myanmar, le Népal, le Sri Lanka, ainsi qu’Israël et les territoires occupés palestiniens. Le problème des filles présentes dans les forces armées et groupes rebelles n’a pas bénéficié d’une attention suffisante jusqu’ici. Dépasser la vision réductrice qui associe traditionnellement l’enfant soldat au garçon armé et assurer la visibilité des filles est indispensable pour mettre en oeuvre des programmes d’aide appropriés, qui permettront la démobilisation et la réintégration de tous les acteurs du conflit.
L’augmentation massive des enfants soldats est directement liée au changement de la nature des conflits, devenus en grande majorité internes, et à la prolifération des armes légères. En outre, lors d’un conflit, l’insécurité généralisée, mêlée à des conditions économiques et sociales difficiles, pousse un grand nombre de jeunes à se militariser pour survivre, y compris les filles. C’est parfois pour fuir des violences domestiques ou sortir d’une position d’exclusion et de subordination dans laquelle les confinent leur communauté que les filles décident de s’enrôler. L’attrait d’un certain statut socialement reconnu et respecté peut aussi motiver certaines jeunes filles, en quête d’indépendance, qui revendiquent un traitement égalitaire entre hommes et femmes, par exemple aux Philippines et au Sri Lanka. Les enfants constituent des atouts militaires considérables pour les groupes armés. Faciles à manipuler, motiver ou intimider, ils se montrent plus obéissants que les adultes, s’adaptent mieux à leur nouvel environnement et coûtent moins cher. Ainsi, beaucoup de groupes armés (RUF en Sierra Leone, ARS au Nord de l’Ouganda ou encore la FRPI au Congo pour n’en citer que quelques uns) ont pratiqué des enlèvements massifs d’enfants, garçons comme filles, afin de renflouer leurs rangs. Même si les groupes rebelles ont manifestement une tendance plus prononcée à recruter des filles soldats, ces dernières sont cependant utilisées dans toutes les forces et groupes armés, qu’il s’agisse d’armées gouvernementales, d’organisations paramilitaires ou de milices. Les filles intéressent particulièrement les groupes armés, puisqu’elles s’acquittent de toutes les tâches domestiques nécessaires au soutien de l’effort de guerre. Elles remplissent des fonctions multiples, qui souvent se cumulent ; cuisinières, porteuses de munitions ou d’armes, guets, espionnes, informatrices, messagères, elles sont généralement contraintes de fournir également des services sexuels aux combattants. Ce sont là sans doute les activités les moins militarisées et donc les moins visibles. Cependant, contrairement aux idées reçues, les filles participent aussi au combat. Les études réalisées sur le terrain ont révélé en effet qu’en 2002, la moitié des filles faisant partie de forces armées décrivaient leur rôle premier comme celui de combattantes sur les lignes de front. En Sierra Leone, le RUF avait créé les « Small Girls Units », rangs spéciaux composés de filles âgées de 6 à 15 ans, utilisées pour des tâches ménagères et d’appui militaire mais dont la plupart avait subi un entraînement militaire préalable.
La lecture des textes juridiques en la matière révèle que le droit international n’a pas encore réellement intégré la dimension du problème des filles impliquées dans les conflits armés. Celles-ci ne sont en effet pas traitées de manière autonome par les instruments juridiques pertinents, puisqu’elles appartiennent légalement à la catégorie des enfants. Le droit humanitaire fixe à 15 ans l’âge minimum pour le recrutement et la participation d’enfants dans les conflits armés internationaux comme non-internationaux, standard qui s’applique à toutes les parties au conflit, gouvernementales ou non. La Convention relative aux droits de l’enfant reprend et réaffirme les règles fixées par le droit humanitaire, tandis que son Protocole concernant l’implication des enfants dans les conflits armés relève de 15 à 18 ans l’âge minimal de la participation des enfants aux hostilités, et ce également pour les groupes armés. Instrument clé en la matière, le Protocole ne fait cependant ni référence aux filles, ni distinction de genre, et ce même lorsqu’il aborde les programmes de démobilisation. Seuls les Principes du Cap adoptés à l’issue d’une conférence internationale sur les enfants soldats tenue en 1997 en Afrique du Sud, repris et développés par les Principes de Paris en 2007, mettent en évidence la situation particulière des filles. On y trouve notamment une définition de l’enfant soldat, à savoir « toute personne âgée de moins de 18 ans faisant partie d’une force ou d’un groupe armé, régulier ou irrégulier, à quelque titre que ce soit, par exemple en tant que cuisinier, porteur ou messager, ainsi que toute personne accompagnant ces groupes autres que les membres de la famille, y compris les filles recrutées à des fins sexuelles et de mariage forcé. Le terme enfant soldat ne s’applique donc pas uniquement à un enfant qui porte ou a porté les armes ». Cette définition, unanimement acceptée par l’UNICEF et un grand nombre d’ONG actives dans le domaine de la protection de l’enfance, rompt clairement avec l’image stéréotypée des enfants soldats. L’adoption d’une définition contraignante de l’enfant soldat, qui se base sur les ces Principes paraît aujourd’hui indispensable.
Du point de vue pénal, les Statuts de la Cour pénale internationale (CPI) et du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL) considèrent la conscription ou l’enrôlement d’enfants de moins de 15 ans dans les forces armées comme un crime de guerre engageant la responsabilité pénale individuelle des auteurs. Le TSSL a par ailleurs confirmé le caractère coutumier de ce crime. La décision de confirmation des charges, rendue à la CPI le 29 janvier 2007 dans l’affaire Lubanga, spécifie que ce dernier est accusé d’avoir enrôlé et fait participer des enfants au conflit armé en Ituri, garçons comme filles. Il faut relever encore que les mandats d’arrêt à l’encontre de Germain Katanga, Mathieu Ngudjolo Chui et Bosco Ntaganda comportent tous un chef d’accusation en relation avec leur rôle dans le recrutement d’enfants.
Après un conflit armé, la réadaptation à la vie civile des filles associées aux forces armées revêt une importance déterminante sur leur identité future et sur leurs perspectives d’avenir en tant que femme. Or, les opérations d’aide internationale ont trop souvent négligé les besoins particuliers des filles dans la mise en place des programmes DDR (désarmement – démobilisation – réintégration). Les expériences DDR entreprises depuis 2000 ont en effet permis à la communauté internationale de prendre conscience, enfin, de la nécessité de tenir pleinement compte des filles dans le processus de paix, en tant que groupe distinct.
Les critères d’éligibilité aux programmes DDR ont généralement été établis de manière trop étroite, alors que la définition des personnes qualifiées comme « combattants » doit impérativement être élargie pour comprendre dans son acception les personnes qui remplissent des fonctions auxiliaires. En effet, seule une définition suffisamment large permettra de garantir une approche du genre et la participation des filles au processus DDR. Le récent succès des programmes DDR au Libéria est justement attribué en partie à un élargissement de la définition de combattant, qui a nettement facilité l’entrée des filles dans les structures mises en place. Renverser le phénomène d’exclusion des filles passe aussi par l’identification des obstacles à leur participation. Beaucoup d’entre elles ne souhaitent pas révéler officiellement leur identité militaire car elles sont souvent victimes d’une stigmatisation et d’une marginalisation de la part de leur famille, parfois de la communauté toute entière. Ainsi, un travail de proximité avec les communautés permettra une meilleure réinsertion des filles, notamment avec des associations nationales de femmes. Enfin, le fait d’avoir appartenu à des forces armées a souvent permis aux filles d’acquérir des compétences et aptitudes nouvelles qu’il convient de prendre en considération dans l’effort de reconstruction post-conflictuelle.
Régine Gachoud**
* Cet article a été publié dans le Journal de TRIAL n° 16 (juin 2008, pp. 11-12), disponible à l’adresse web suivant : www.trial-ch.org/fileadmin/user_upload/documents/BI/BI16frweb.pdf ; © TRIAL et Régine Gachoud.
**Régine Gachoud est juriste au Bureau du Procureur du Tribunal spécial pour la Sierra Leone. Les opinions exprimées dans cet article sont uniquement celles de l’auteur. Elles ne reflètent pas le point de vue et n’engagent ni TRIAL ni les organisations avec lesquelles l’auteur est liée.